Description
L’identité française selon Fernand Braudel
En marge d’un colloque organisé par le Club Espaces 89, proche du Parti socialiste, l’historien Fernand Braudel avait défini pour “Le Monde”, peu avant sa mort, en 1985, sa conception de la France.
Je crois que le thème de l’identité française s’impose à tout le monde, qu’on soit de gauche, de droite ou du centre, de l’extrême gauche ou de l’extrême droite. C’est un problème qui se pose à tous les Français. D’ailleurs, à chaque instant, la France vivante se retourne vers l’histoire et vers son passé pour avoir des renseignements sur elle-même. Renseignements qu’elle accepte ou qu’elle n’accepte pas, qu’elle transforme ou auxquels elle se résigne. Mais, enfin, c’est une interrogation pour tout le monde.
II ne s’agit donc pas d’une identité de la France qui puisse être opposée à la droite ou à la gauche. Pour un historien, il y a une identité de la France à rechercher avec les erreurs et les succès possibles, mais en dehors de toute position politique partisane. Je ne veux pas qu’on s’amuse avec l’identité.Vous me demandez s’il est possible d’en donner une définition. Oui, à condition qu’elle laisse place à toutes les interprétations, à toutes les interventions. Pour moi, l’identité de la France est incompréhensible si on ne la replace pas dans la suite des événements de son passé, car le passé intervient dans le présent, le “brûle”.C’est justement cet accord du temps présent avec le temps passé qui représenterait pour moi l’identité parfaite, laquelle n’existe pas. Le passé, c’est une série d’expériences, de réalités bien antérieures à vous et moi, mais qui existeront encore dans dix, vingt, trente ans ou même beaucoup plus tard. Le problème pratique de l’identité dans la vie actuelle, c’est donc l’accord ou le désaccord avec des réalités profondes, le fait d’être attentif, ou pas, à ces réalités profondes et d’avoir ou non une politique qui en tient compte, essaie de modifier ce qui est modifiable, de conserver ce qui doit l’être. C’est une réflexion attentive sur ce qui existe au préalable. Construire l’identité française au gré des fantasmes, des opinions politiques, ça je suis tout à fait contre.Le premier point important, décisif, c’est l’unité de la France. Comme on dit au temps de la Révolution, la République est “une et indivisible”. Et on devrait dire : la France une et indivisible. Or, de plus en plus, on dit, en contradiction avec cette constatation profonde : la France est divisible. C’est un jeu de mots, mais qui me semble dangereux. Parce que la France, ce sont des France différentes qui ont été cousues ensemble. Michelet disait : c’est la France française, c’est-à-dire la France autour de Paris, qui a fini par s’imposer aux différentes France qui, aujourd’hui, constituent l’espace de l’Hexagone.La France a dépensé le meilleur de ses forces vives à se constituer comme une unité ; elle est en cela comparable à toutes les autres nations du monde. L’oeuvre de la royauté française est une oeuvre de longue haleine pour incorporer à la France des provinces qui pouvaient pencher de notre côté mais avaient aussi des raisons de ne pas désirer être incorporées au royaume. Même la Lorraine en 1766 n’est pas contente de devenir française. Et que dire alors des pays de la France méridionale : ils ont été amenés dans le giron français par la force et ensuite par l’habitude.II y a donc dans l’identité de la France ce besoin de concentration, de centralisation, contre lequel il est dangereux d’agir. Ce qui vous suggère que je ne vois pas la décentralisation d’un oeil tout à fait favorable. Je ne la crois d’ailleurs pas facile. Je crois que le pouvoir central est tel que, à chaque instant, il peut ramener les régions qui seraient trop égoïstes, trop soucieuses d’elles-mêmes, dans le sens de l’intérêt général. Mais c’est un gros problème.La seconde chose que je peux vous indiquer, c’est que, dans sa vie économique, de façon curieuse, depuis la première modernité, la France n’a pas su réaliser sa prospérité économique d’ensemble. Elle est toujours en retard, pour son industrialisation, son commerce. Cela pose un problème d’ordre général. Et d’actualité, si cette tendance est toujours valable. Comme si, quel que soit le gouvernement, la France était rétive à une direction d’ordre étatique.Or la seule raison que je vois qui soit une raison permanente est que l’encadrement capitaliste de la France a toujours été mauvais. Je ne fais pas l’éloge du capitalisme. Mais la France n’a jamais eu les hommes d’affaires qui auraient pu l’entraîner. Il y a un équipement au sommet, au point de vue capitaliste, qui ne me semble pas parfait. Nous ne sommes pas en Hollande, en Allemagne, aux Etats-Unis, au Japon. Le capitalisme est avant tout, pour moi, une superstructure et cette superstructure ne réussit pas à discipliner le pays jusqu’à sa base. Tant mieux peut-être ou tant pis, je n’en sais rien.
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